S’il est vrai qu’avec l’avènement du web 2.0, nous assistons au développement de nouvelles pratiques sociales dont le phénomène de l’exposition de soi en est l’un des exemple majeur, peut-on réellement en conclure que des notions telles que vie privée et intimité sont en passe de disparaître ? Quelles sont les différentes manières de s’exposer sur les principales plateformes du web 2.0 ? Peut-on dire que les comportements sociaux spécifiques qui émergent de ces pratiques mettent à mal les identités et portent atteinte à l’intimité des auteurs-acteurs ? Est-il possible d’établir une hiérarchie du degré de dévoilement de soi selon les supports ?

Facilitée par les nouvelles technologies,  l’exposition d’une partie de son intimité — au travers de l’écriture,  de la photographie ou de la vidéo — semble ainsi être l’apanage du web 2.0. De Facebook à Youtube en passant par Instagram, les moyens ne manquent pas !

L’exemple de Youtube : «Broadcast yourself»

Créé en 2005 par Steve Chen, Chad Hurley et Jawed Karim, le site web Youtube est une plateforme d’hébergement de vidéos offrant la possibilité aux usagers d’envoyer, de regarder et de partager des séquences filmées. Forte de son succès la plateforme est rachetée en 2006 par Google souhaitant prendre place sur le marché de la vidéo en ligne, alors largement dominé par YouTube [1]. Depuis le nombre de visiteurs quotidien ne cesse d’augmenter.

Au sens littéral, le verbe anglais «broadcast» — composé de broad (autour) et cast (distribuer) — signifie « diffuser ». « Diffusez-vous ». Le slogan de Youtube donne le ton et l’orientation de la plateforme. Une invitation à la production et à la promotion de soi par la vidéo, conférant aux utilisateurs les rôles de producteur, réalisateur et diffuseur. A la tête d’une petite entreprise autogérée l’usager choisit, selon une ligne éditoriale qu’il a lui même défini, de partager un univers, son univers.

Cependant peut-on considérer que l’exposition se soi via la vidéo ouvre plus grande les portes de l’intimité ? L’image  ­—et notamment l’image mouvement— a-t-elle un pouvoir supérieur de dévoilement de soi ? Dit-on réellement plus en vidéo?

Intime « extimité »

Notre société semble animée par ce que l’on pourrait nommer un désir « d’extimité [2] ».

L’intime s’expose, se dévoile, s’exhibe, entrainant dans son sillon curiosités et convoitises.  En mettant en avant une part de son intimité — physique ou psychique — le sujet espère qu’elle soit « validée » par le regard d’autrui [3]. On assiste alors a un glissement : l’intime ne relève plus du strictement personnel, du caché, mais de ce que, du plus profond de nous-mêmes [4], nous estimons partageable et que nous soumettons à la (re)connaissance d’autrui. Le droit à une « extimité » est aujourd’hui revendiqué comme en d’autres temps l’on réclamait celui de préserver son intimité.

Dire que l’exposition de soi sur Youtube entraîne un dévoilement plus important de l’intimité induit de fait qu’avec la vidéo l’exposition de soi creuse plus profondes les strates de l’intime. Cependant, cette affirmation s’impose le plus souvent comme un postulat de base ne questionnant pas nécessairement la nature du support et sa valeur sémiologique.

De fait, peut-on réellement établir une hiérarchie du degré de dévoilement de soi selon les supports ? Se dévoile-t-on plus en image qu’en mot ?

Le sociologue Jean-Claude Kaufmann dans son article Tout dire de soi, tout montrer souligne le fait que l’écrit va au-delà de ce que la photographie peut donner à voir, allant plus loin dans l’intime.

«  Car l’écrit n’est pas la photo. Cette dernière est une image, qui montre ce que l’on montre habituellement. L’écrit, comme la parole, a le pouvoir d’aller plus loin, encore plus loin, toujours plus loin dans le creusement de l’intime, dans la révélation de soi. Sensation contradictoire de la plume autobiographique : parce qu’il est secret, le face-à-face narratif avec soi permet de se dire ce que l’on n’avait jamais osé se dire auparavant, et en même temps l’envie tenaille de proclamer cette vérité. » [5]

Selon Kaufmann, c’est dans ce dialogue avec soi que s’exprime plus loin l’intime. De la photographie à la vidéo, 24 images par seconde suffisent. Aussi tout comme la photographie, la vidéo ne serait-elle pas une représentation de la croûte superficielle du moi [6] ?

Lorsqu’un sujet se photographie, se fait photographier, se filme ou se fait filmer, il adopte nécessairement une posture vis-à-vis de l’objectif. Il est de fait un sujet qui se sent devenir objet alors même qu’il souhaiterait que chaque image de lui révèle justement son essence même. Or, ce « moi » véritable « ne coïncide jamais avec (son) image ; car c’est l’image qui est lourde, immobile, entêtée (…) et c’est « moi » qui suis léger, divisé, dispersé et qui, tel un ludion, ne tiens pas en place, tout en m’agitant dans mon bocal » [7]. Conscient d’être sous le regard de l’objectif, le sujet-modèle n’a de cesse de s’imiter.

Envisagé dans ces termes, on ne peut pas affirmer que le fait de s’exposer sur une plateforme telle que Youtube ait un réel impact sur le degré d’exposition de soi.

Le corps : élément premier de toute interaction sociale

S’exposer sur Youtube, c’est choisir de soumettre son corps, son visage au regard d’autrui. Or, montrer son corps, donner à voir sa physicalité est-il la preuve d’un plus grand dévoilement de son intimité ?

Le corps est par essence visible et de fait public. Il est la part matérielle d’une personne, l’élément premier de toute interaction sociale. « Le corps est l’une des données constitutives et évidentes de l’existence humaine : c’est dans et avec son corps que chacun de nous né, vit, meurt ; c’est dans et par son corps qu’on s’inscrit dans le monde et qu’on rencontre autrui. » [8] Ainsi, l’idée selon laquelle rendre son corps visible sur Youtube induit un renforcement de l’exposition de soi ne peut être admise comme efficiente. En effet, cet argument ne relève pas tant de la question de l’intimité que de celle de la diffusion de son image. Avec Youtube s’opère un déplacement : le corps est d’autant plus visible qu’il n’est pas circonscrit à un espace public physique. Avec Youtube, on expose potentiellement son corps à l’ensemble du réseau accessible en tout point, tout lieu, tout temps. Ce qui change c’est le nombre de personnes qui ont accès à notre corps, notre visage, etc.

La « quête d’intensité »

Enfin, il serait intéressant de développer plus avant l’idée de la « quête d’intensité [9] » en revenant sur les transformations sociales et culturelles qui s’opèrent dans les sphères de la vie privée et qui, de fait, trouvent une résonance dans ses nouvelles pratiques.

« Nous assistons aujourd’hui à une mutation majeure, qui s’accélère avec l’arrivée de nouveaux supports  technologiques : ego se construit de plus en plus par des extériorisations diverses, des traces de soi qui  tendent notamment à se démultiplier sous forme d’images. L’individu a désormais la vertu d’élargir  physiquement son être (ce qui l’incline à espérer follement qu’il pourrait ainsi vivre plus).[10] »

Nous n’aborderons pas ici cette composante majeure. Cependant, nous ne pouvons pas nier que les transformations anthropologiques propres à la modernité jouent un rôle fondamental dans le développement de l’exposition de soi.

Loin du pessimisme ambiant que pourraient sous tendre les diverses analyses sur « l’extimité », concluons sur la phrase d’Andy Warhol, champion toute catégorie de l’exposition de soi, qui a fait de sa vie une œuvre d’art à part entière :

« A l’avenir, chacun aura son quart d’heure de célébrité mondiale »


[1] Selon le  Journal du Net, en septembre 2006, une étude Hitwise montrait que le site Youtube détenait 46 % des parts du marché des plateformes de diffusion de vidéo devant MySpace (21 %) suivi de Yahoo, MSN et Google (11 %).

[2] L’extimité, par opposition à l’intimité, est le désir de rendre visibles certains aspects de soi jusque là considérés comme relevant de l’intimité.

[3] Serge Tisseron, L’intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2002.

[4] Etymologie du terme « Intimus », superlatif de « Interior » et signifiant ce qu’il y a de « plus intérieur »

[5] Jean-Claude Kaufmann, Tout dire de soi, tout montrer, in Le Débat, 2003/3, n°125

[6] Cf. Henri Bergson

[7] Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Editions l’Etoile, Le Seuil, 1980, p.27

[8] Michela Marzano, La philosophie du corps, Paris,  PUF, Presses Universitaires de France, 2009

[9] Jean-Claude Kaufmann, Tout dire de soi, tout montrer, in Le Débat, 2003/3, n°125

[10] Kaufmann Jean-Claude (2001a),  Voyeurisme ou mutation anthropologique ? , Le Monde, 11 mai 2001.