L’œuvre photographique de Jean-Louis Garnell.
— Entre réalité, perception et expérimentation : une représentation de l’intangible —
Mémoire sous la direction de M. Michel Poivert
UFR Histoire de l’Art
Master 1 | Histoire de la Photographie
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
2007-2008
© Jean-Louis Garnell, Désordre , 1988
INTRODUCTION
Le photographe français Jean-Louis Garnell élabore depuis plus de vingt ans une œuvre riche et complexe, poussé par la volonté de savoir « comment éclairer – par les moyens de la photographie et, depuis un certain temps, aussi la création d’images numériques – le monde, le présent et les relations de l’homme à l’espace et au temps, au matériel et au virtuel » [1]. Cette idée, développée par Uta Nusser dans «Au-delà des phénomènes »,propose une approche relativement juste des intentions qui régissent la conception de l’œuvre photographique de Jean-Louis Garnell. C’est en prenant appui sur ces propos que nous avons été amenés à réfléchir sur la relation que l’artiste entretient avec le réel et sa représentation. La réflexion engagée au sein de ce mémoire résulte d’une approche globale de l’œuvre de Jean-Louis Garnell. Intitulée L’œuvre photographique de Jean-Louis Garnell – Entre réalité, perception et expérimentation : une représentation de l’intangible, cette étude a pour objectif de développer une analyse qui, en faisant appel à des domaines très variés, ouvre la création de l’artiste à d’autres lectures.
Reconnu dans le milieu artistique français et européen, Jean-Louis Garnell entame sa carrière de photographe professionnel dans les années 1980. Après avoir débuté la photographie en utilisant le noir et blanc, il recourt en 1984 à la couleur qu’il exploite d’abord au sein d’un premier ensemble de clichés sur les espaces urbains à Toulouse. En 1985, il rejoint la Mission Photographique de la DATAR [2] pour laquelle il réalise deux commandes – véritable point de départ de son parcours en tant que professionnel. Suite à la Mission, le photographe oriente son travail vers la prise de vue d’intérieurs saturés d’objets colorés nommées Désordres, vient ensuite une série de Portraits « bougés ». Largement diffusées ces séries – avec les Paysages –, qui ont fait la notoriété de l’artiste, sont les plus connues et les plus étudiées de l’œuvre du photographe au cours des années 1980 et 1990. S’il est vrai que certaines séries réalisées par Jean-Louis Garnell ont fait l’objet d’analyses, l’ensemble de sa production n’a jamais été au centre d’une étude. La plupart du temps, l’œuvre du photographe fait l’objet d’une analyse tronquée, certaines de ses séries sont abordées au sein d’études dédiées à la photographie – histoire, essais, théorie, etc. – afin d’exemplifier un propos ou d’apporter un éclairage à la thèse développée. L’œuvre considérée en elle-même n’a que partiellement été appréhendée. L’objectif de cette étude est donc de proposer une approche globale de l’œuvre de Jean-Louis Garnell au-delà des lectures partielles qui ont été réalisées depuis le milieu des années 1980.
La démarche développée, afin d’aboutir à l’analyse proposée dans ce mémoire, a résidé dans un premier temps dans une appréhension générale des analyses et positions adoptées face à la production de Jean-Louis Garnell durant les deux premières décennies de son parcours. Il est possible d’envisager quatre approches majeures du travail du photographe ancrées dans le contexte socioculturel de l’époque et les conceptions esthétiques qui en découlent.
Dans les années 1980, l’historien de l’art Jean-François Chevrier conduit une réflexion historique et formaliste qui aboutit à la notion de tableau photographique conditionnant ainsi toute une pensée de l’image photographique de la fin du XXème siècle. La théorie de Jean-François Chevrier – développée notamment dans le texte accompagnant l’exposition Photokunst – propose une lecture de la production de certains artistes au travers d’une conception de l’image photographique qui serait celle de la forme tableau. L’analyse se fonde sur trois critères essentiels : la planéité, la frontalité et l’autonomie de l’image. Les réalisations de Jean-Louis Garnell – qui rejoint après 1988 le groupe de photographes réunis autour de Chevrier – sont appréhendées au regard de la théorie élaborée par l’historien de l’art.
Etroitement liée à la « forme-tableau », la notion d’objectivité joue un rôle majeur dans la lecture des images photographiques de Jean-Louis Garnell à partir de la fin des années 1980. L’intervention de l’objectivité comme critère d’approche de la production du photographe découle en partie de l’exposition Une autre objectivité qui a eu lieu à Paris en 1989. Les œuvres de Jean-Louis Garnell sont alors comprises comme des images relativement « ouvertes », non encombrées de théories ou de subjectivité et refusant tout simulacre.
A partir de la fin des années 1970, dans un contexte spécifique – développement de l’écologie, de l’urbanisme, etc. – la photographie de paysage suscite un nouvel attrait. Les photographies deviennent des sortes de constats des transformations que l’homme impose aux paysages – montagnes éventrées, terrains vagues, banlieues décrépies, friches industrielles, etc. Les réflexions qui se développent autour du paysage, du territoire et de l’urbanité, participent à l’établissement d’une nouvelle catégorie, celle du « non-lieu ». L’idée de « non-lieu » développée notamment par l’ethnologue français Marc Augé dans Non-Lieux, introduction à une anthropologie moderne – 1992 – trouve une résonnance particulière dans la production photographique des années 1990, à tel point qu’il constitue le plus souvent le seul critère d’étude d’un « paysage ». Le fait que Jean-Louis Garnell ait réalisé – dès la Mission Photographique de la DATAR et dans bon nombre de commandes – des prises de vue de lieux témoignant de la vie moderne et de ses mutations , a conduit à catégoriser son travail dans la photographie de non-lieu, pensant Jean-Louis Garnell comme un photographe d’un genre nouveau.
Enfin, les esthétiques du banal et de l’intime constituent également les tropes [3] déterminants des années 1990, croisant sans cesse les questionnements inhérents aux non-lieux et débouchant sur une analyse de référence de l’esthétique photographique de la fin du XXème siècle. La création de Jean-Louis Garnell parce qu’elle prend sa source dans le quotidien environnant a été soumise à cette conception.
Partant de ce constat de base, sorte d’état des lieux des orientations esthétiques et analytiques prises durant les années 1980 et 1990, il a fallu s’interroger sur les partis pris choisis et savoir si les analyses proposées suffisaient à rendre compte des intentions de la création de l’artiste. L’œuvre photographique de Jean-Louis Garnell – Entre réalité, perception et expérimentation : une représentation de l’intangible n’est en aucun cas une étude exhaustive, elle propose de soulever certaines questions et d’amener de nouvelles pistes de réflexion au-delà de ce qui a déjà été envisagé. L’étude inédite menée ici se fonde sur l’analyse d’un corpus d’images choisies dans l’ensemble des séries réalisées par le photographe de 1985 – début de sa carrière – à aujourd’hui.
La production de Jean-Louis Garnell va donc être au cœur de la réflexion élaborée au sein de ce mémoire. L’intérêt de sa création réside dans le fait qu’elle s’inscrit dans les problématiques de la photographie contemporaine tout en affirmant sa singularité. En effet, en marge des réflexions relative au médium, le photographe nous livre une œuvre originale qui derrière son apparente simplicité cache une démarche complexe et riche. Quel rôle joue la photographie dans l’œuvre de Jean-Louis Garnell ? Comment les images sont-elles pensées ? Comment comprendre leurs grandes diversités? Quel but poursuit le photographe ? Telles sont les interrogations auxquelles l’étude se propose de répondre. Il est vrai qu’au premier regard le travail de Jean-Louis Garnell apparaît comme composite et pourtant lorsque l’on s’y attarde cette hétérogénéité tend à se dissoudre au profit d’une véritable cohérence. L’œuvre de ce photographe donne alors l’impression d’être comme traversée d’une énergie continue, d’une sorte de fil tendu qui lie l’ensemble de son travail. L’objectif du mémoire sera donc d’analyser ce paradoxe, de tenter d’en comprendre les enjeux et ainsi d’approcher au plus près cette œuvre photographique si singulière.
Afin d’appréhender au mieux l’esthétique, les mécanismes de fonctionnement de l’œuvre et la recherche engagée par Jean-Louis Garnell, l’étude propose une analyse du dispositif de représentation mis en place par le photographe. Dépendante de celui-ci, l’expérimentation en tant que moteur de création fera l’objet d’un examen. Enfin la question de la représentation du réel nous conduira à analyser ce qui, dans l’œuvre de Jean-Louis Garnell, est véritablement le sujet de l’image définissant l’œuvre de l’artiste comme une quête d’une réalité imperceptible.
[1] Uta Nusser, « Au-delà des phénomènes», dans Jean-Louis Garnell, Heidelberg, Verlag das Wunderhorn, 2001, p.112.
[2] La Mission Photographique de la DATAR – Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale – fut lancée en 1983, avec l’objectif de dresser un état des lieux du paysage en France. La Mission a été pensée à travers le double modèle de la Mission héliographique au XIXèmesiècle et de la FSA aux Etats-Unis au moment de la grande dépression économique des années 1930. Le but de la Mission était donc d’offrir des « points de vues » sur le paysage français dans un moment particulier de son histoire. Il ne s’agissait pas de réaliser un inventaire, c’est pourquoi l’approche artistique a été envisagée. La Mission a accordée une grande liberté aux photographes désignés, leur permettant de choisir eux même leur thème de travail et leur moyen d’expression. La Mission Photographique de la DATAR a duré plusieurs années pendant lesquelles une grande quantité d’images ont été réalisées. L’ensemble des films rapportés a fait l’objet d’une sélection rigoureuse qui a abouti à la réalisation d’un ouvrage.
[3] Terme emprunté à Dominique Baqué dans La photographie plasticienne : l’extrême contemporain, Paris, Editions du regard, 2004.
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