Photographe plasticien, Georges Rousse développe depuis les années 1980 un travail sur l’espace. Ses clichés viennent clore un processus qui relève à la fois de la peinture, de la sculpture, l’architecture et de la photographie.

L’artiste s’approprie temporairement les sites où il intervient en peignant sols et plafonds dans le but de créer une forme en suspension visible d’un unique point de vue. Les lieux choisis sont la plupart du temps des espaces abandonnés, voués à la destruction. Ils peuvent également être des espaces destinés à être réhabilités comme son actuelle intervention dans les Anciens Celliers Jacquart à Reims.

Georges Rousse choisit d’intervenir dans le champ photographique en transformant les lieux qu’il investit pour construire une œuvre éphémère, unique, que seule la photographie restitue. Sorte de conjugaison des espaces et des temps, l’œuvre du photographe bouleverse notre perception de l’espace et de la réalité. Nos certitudes et habitudes perceptives sont troublées par la réunion dans l’image finale de trois espaces : l’espace réel, l’espace fictif, créé par l’artiste auxquels vient s’ajouter un nouvel espace rendu visible par la photographie.

Artiste nomade, Georges Rousse décline son procédé dans autant de lieux qui deviennent le temps d’une intervention des laboratoires pour une expérimentation de l’espace, des sortes d’ateliers d’artiste sans cesse renouvelés.

Laetitia Chazottes. Votre travail combine différentes expressions artistiques telles que peintures, sculptures et photographies, comment vous définiriez-vous en tant qu’artiste?

Georges Rousse. Il est assez difficile de me définir puisque en effet, j’ai cette pratique de la photographie, du dessin, de la peinture tout en jouant sur les transformations de l’architecture. J’ai, d’une certaine façon, appris à traiter chacune de ces pratiques pour réaliser mes photographies, pour mettre en scène les espaces. Aussi, dire exactement où se situe l’œuvre et quelle est ma posture se révèle être une question délicate.

Quand j’étais étudiant en médecine, je m’ennuyais terriblement. Je voulais être photographe. J’ai alors pris contact avec un professionnel afin qu’il m’enseigne la photographie. C’était un excellent Studio de prise de vues, (publicité, architecture, photographie industrielle), doublé d’un labo couleur. C’est là que j’ai été initié à la chambre photographique. Parallèlement à cette activité, j’occupais mes week-ends à organiser et construire ma propre démarche artistique. Mon goût pour la marche à pied m’a conduit à faire de nombreuses balades. J’ai commencé à réaliser des photographies dans la nature. Durant cette période, j’habitais à Nice, j’effectuais aussi bien des prises de vue urbaines que des clichés de montagnes, l’environnement s’y prêtait.

Au fil de mes recherches et expérimentations, j’ai compris à travers les artistes du Land Art que la photographie est un moyen d’enregistrer, de mémoriser une action qui se déroule quelque part dans le paysage. De fait, l’image perd son statut de photographie pour devenir une sculpture. C’est le cas de Richard Long ou de Hamish Fulton qui se définissaient comme des sculpteurs alors même qu’ils n’exposaient que des photographies.

C’est ainsi que j’ai débuté. J’ai commencé à effectuer des actions dans le paysage sans être pleinement satisfait et c’est réellement dans les bâtiments en ruine que j’ai trouvé une sorte d’équilibre, le point de départ de ma démarche artistique.

Vos interventions s’appliquent à l’espace photographique, vous opérez sur l’espace réel et non sur l’image. Peut-on considérer l’espace comme le matériau de base de votre travail?

Georges Rousse. J’ai rencontré et photographié à plusieurs reprises des artistes. J’observais beaucoup leurs ateliers avant de les photographier et je trouvais que ces lieux étaient assez proches des espaces abandonnés que l’on pouvait trouver, à l’époque, un peu partout dans les villes. J’ai alors imaginé photographier des sortes d’ateliers qui auraient été abandonnés par des artistes. C’était une sorte de fiction. La référence principale étant l’atelier de Giacometti. Lorsque l’on regarde des photographies de l’atelier du sculpteur on prend la mesure du capharnaüm hallucinant. Les murs sont grattés, gravés, dessinés, repeints, etc. C’est ainsi que j’ai bâti ma fiction selon laquelle les lieux abandonnés pouvaient être ou avaient été des ateliers que des artistes auraient quittés.

J’ai donc commencé à peindre des personnages sur les murs. C’était finalement l’occasion pour moi d’habiter ces lieux abandonnés et d’en faire pour un temps mes propres ateliers avant qu’ils soient pour la plupart détruits. Mon choix a donc été de transformer le champ photographique plutôt que d’intervenir sur l’image du lieu que je photographiais.

Comment choisissez vous les lieux que vous investissez? Quels sont vos critères? Comment abordez-vous un nouvel espace?

Georges Rousse. Au départ, je choisissais des lieux qui se trouvaient près de chez moi. A ce moment là j’avais quitté Nice pour Paris et je concentrais mes interventions sur la banlieue qui était à certains endroits une sorte de no man’s land faciles d’accès. Je peignais sur les murs et réalisais des photographies. J’ai alors découvert les gestes de la peinture que je ne connaissais pas puisque le point de départ de ces recherches était la photographie. Il me fallait donc trouver les gestes du peintre et en même temps appréhender l’espace. En effet, intervenir dans un espace de dix mètres de profondeur sur dix mètres de large et cinq mètres de haut, c’est un peu comme être face à une page blanche lorsque l’on est écrivain, ou la toile blanche du peintre.

Lors de mes premières interventions, j’allais dans des lieux en cours de démolition. J’arrivais le samedi matin car les chantiers étaient vides les week-ends. J’avais donc deux jours pour réaliser les peintures et prendre les photographies. Par la suite on m’a proposé des lieux où travailler. C’est ainsi que j’ai été invité à Lyon pour intervenir à la Sucrière qui est aujourd’hui le lieu de la Biennale. Par la suite j’ai travaillé à Villeurbanne, Bordeaux … J’ai également été sélectionné pour la Biennale de Sydney. Ainsi aux lieux que je choisissais sont venus s’ajouter des propositions d’espaces souvent liées à des expositions.

Quelle est la valeur de la photographie dans votre processus de création?

Georges Rousse. Il y a eu une évolution. Cela fait bientôt trente ans que je travaille dans des lieux abandonnés. La photographie est une constante et pour moi c’est l’œuvre. La photographie est dotée d’un grand pouvoir de rêverie, d’informations et de suggestions. Par exemple les clichés pris par les archéologues lorsqu’ils sont entrés dans les pyramides suscitent aujourd’hui encore une forte émotion. Pour ma part, lorsque je regarde ces images, j’ai l’impression de revivre le moment de la découverte. Concernant mon travail, je voulais que la photographie soit la mémoire du lieu abandonné.

Puis avec l’arrivée du numérique, de Photoshop, il y a eu un basculement. Les regards ont changé. Les visiteurs qui venaient à mes expositions ne voyaient plus un travail sur l’espace mais un travail sur la photographie de l’espace. Cependant, cela ne m’intéresse pas de faire des « bidouillages » avec l’ordinateur.

Mon œuvre a évolué avec la transformation de l’espace. Elle s’est enrichi au fur et à mesure en fonction des lieux, de leurs singularités, des villes et des pays. Par exemple j’ai réalisé en Inde, à Calcutta, des clichés d’un bâtiment occupé par des réfugiés du Bangladesh et quand par la suite je suis allé en Allemagne travailler dans la Ruhr les photographies étaient différentes. Il m’est impossible de plaquer un concept et de penser chacun de ces lieux de façon identique. Chacun a sa propre histoire liée à une culture différente.

Vous travaillez à la chambre photographique 4×5 inches. Dans votre processus de création, quel rôle joue-t-elle? Peut-on cantonner l’emploi de la chambre à un simple outil de prise de vue?

Georges Rousse. La chambre photographique est l’outil de départ puisque dès le début j’ai commencé à réaliser des photographies avec cet appareil afin de mémoriser un lieu et l’action dans ce lieu. Je voulais également avoir la meilleure définition possible : par définition j’entends qualité de tirage. Le travail que je développe dans l’espace est relativement monumental, la photographie, quant à elle est une réduction de la réalité, j’ai donc tout de suite essayé de faire des grands tirages de sorte que l’on puisse se projeter physiquement dans l’image. La photographie est donc très importante dans mon procédé puisqu’elle reste l’oeuvre finale.

On me demande souvent comment j’exécute mes formes dans l’espace. En fait je travaille à partir de la chambre photographique. C’est l’outil qui me permet de construire dans l’espace. Je dessine une forme sur le dépoli de l’appareil qu’ensuite je reporte point par point dans l’espace en faisant des aller-retour. Maintenant je suis aidé par des assistants que je guide afin de marquer les points. La chambre photographique est donc à la fois l’outil pour dessiner dans l’espace et celui de la prise de vue.

L’anamorphose (du grec “transformer”) est une représentation peinte, dessinées, etc volontairement déformée d’un objet, d’un motif quelconque, dont l’apparence réelle ne peut être perçue qu’en regardant l’image sous un angle particulier ou au moyen d’un miroir courbe. Quelle est la place de ce procédé dans votre création?

Georges Rousse. Pendant les dix premières années, j’étais hostile au mot anamorphose puisque celle-ci suppose un déplacement jusqu’au moment où l’on atteint le bon point de vue et que l’on voit apparaître une image. Me concernant, je montre des photographies, il n’y a de fait pas d’anamorphose visible, car pas de déplacement dans l’espace. C’est immobile devant l’image fixe que s’opère le déplacement de l’anamorphose et c’est mentalement par le regard que se déconstruit l’espace. La photographie ne propose bel et bien qu’une seule forme et l’on a beau bouger devant, on ne verra rien d’autre qu’un photographie plane.

Dans ma démarche, l’anamorphose est donc un outil pour dessiner dans l’espace comme l’appareil photographique d’où s’organise le tracé.

Vos photographies jouent avec la notion de perception, elles illusionnent le spectateur, transfigurant le réel. Cela ne vous dérange pas que l’on puisse de prime abord ne pas croire à la matérialité de vos pièces (d’autant plus à l’époque de la photographie numérique et de la retouche)?

Georges Rousse. Comme je le disais auparavant, pendant plus de dix ans, il était évident que j’élaborais un travail sur l’espace et d’un seul coup avec Photoshop et les autres moyens de transformations de l’image il y a eu une sorte de perturbation dans la perception de mon travail. J’ai finalement essayé de neutraliser cela en faisant, par moment, des installations dans des lieux stratégiques notamment dans les musées. J’ai alors réalisé des installations que les visiteurs pouvaient voir de sorte qu’ils puissent se confronter physiquement à l’espace transformé et ainsi par écho suggérer une autre lecture de mes photographies.

Vos images sont des combinaisons de temporalités: l’architecture comme trace du passé, sorte de vestige, la peinture comme empreinte du moment de votre intervention et l’instant de la prise de vue. Comment définiriez-vous cette nouvelle temporalité contenue au sein de l’image photographique?

Georges Rousse. En fait, j’essaie de ne pas faire d’illustration de ce qu’a été le bâtiment dans le passé. Très souvent les espaces dans lesquels je travaille ont perdu toute affectation depuis si longtemps qu’il ne reste plus que des traces ou des successions de traces. C’est donc une nouvelle situation que j’essaie d’imposer au lieu. Je veux suggérer l’atelier de l’artiste, mon atelier. Quand je construis une image, elle prend appui sur la mémoire du site. Bien souvent l’espace apparaît tel qu’il est, on voit toujours son volume réel. Dans celui-ci j’organise un « sous espace », que je m’approprie, et que je transforme complètement par différentes actions : déconstruction, reconstruction, couleur, mots écrits, etc.

Il y a donc deux temps qui coexistent au moment de la prise de vue. Le passé et une partie renouvelée de l’image s’associent pour un dernier temps avant la disparition du lieu. L’installation et sa photographie rendent alors le lieu intemporel.

Avec le recul quel regard portez-vous sur l’évolution de votre oeuvre?

Georges Rousse. L’ensemble de mon œuvre a évolué. Cela fait bientôt trente ans que je travaille dans des lieux abandonnés. Je me suis confronté à des espaces très variés et j’ai abordé différentes préoccupations. Il ne s’agit pas uniquement d’une action sur un lieu, on évolue soi-même dans la manière de traiter la peinture, d’aborder l’image ouvrant bon nombre de directions.

A mes début, il m’était impossible de transformer le lieu. Je le prenais tel qu’il était et j’intervenais sans modifier son architecture. Il me semblait alors impensable d’agir sur elle comme je le fais aujourd’hui. L’idée est venu par la diversité des sites que j’ai visités. Au début j’avais besoin d’avoir un espace constitué puis, progressivement, s’il manquait la moitié d’un mur je me suis autorisé à pouvoir le reconstruire. Ainsi tout ce qui pouvait apparaître comme des contraintes m’a permis d’avancer dans ma réflexion par rapport à l’image de l’espace devenant un élément moteur dans l’évolution de ma démarche. Lorsque j’ai passé un cap, je réalise une série afin de vérifier si mon orientation est juste. Lorsque j’invente un nouveau dispositif, il m’entraîne de façon quasi automatique vers une autre direction et ainsi de suite… Le travail enrichit le travail.

À Reims par exemple, j’ai employé des feuilles d’aluminium que j’utilise depuis peu. C’est mon second essai et je trouve que cela apporte quelque chose de nouveau. La photographie reste une surface plane, lisse et sans matière.

Quand je modifie l’architecture, je dis souvent qu’elle n’a pas d’autre fonctionnalité que de créer des variations de plans sur lesquels la lumière vient jouer. Ma matière photographique est donc cette variation de la lumière avec ses dégradés de couleurs, ses gris, etc.

L’aluminium justement participe de ces variations, il présente ma structure avec une matière à la fois rigide et fragile par les jeux de la lumière.

Envisagez-vous une évolution du « système Georges Rousse »? Allez-vous ouvrir votre procédé à d’autres champs d’expérimentation?

Georges Rousse. Peut-être, mais je ne crois pas. J’essaie de faire des vidéos mais en fait, je suis bloqué par l’image en mouvement. Mon point de départ reste la photographie, donc l’image fixe de fait, je pense que je peux encore évoluer à l’intérieur de mon procédé de travail en m’ouvrant de nouvelles directions mais je n’envisage pas de changer de support ou de passer à autre chose.

Pouvez-vous me parler de votre projet à Reims ?

Georges Rousse. La première fois que suis venu à Reims, c’était une commande pour travailler dans la grande Halle Boulingrin pour les journées du patrimoine. On m’a demandé de faire une installation qui soit visible depuis la rue, avant de début des travaux de réfection.

A la suite de cette première installation j’ai été à nouveau convié par la ville de Reims pour travailler sur différents lieux. Sur un premier site – les anciens celliers Jacquart destinés à devenir un espace culturel – j’ai réalisé deux installations avec l’aide des étudiants de l’ ESAD et de l’association La salle d’attente. J’ai imaginé aussi un certain nombre d’autres projets dans le but de développer plusieurs directions à la fois dans ce bâtiment mais, si possible, dans d’autres lieux que l’on m’a proposés… Faire en somme une collection d’œuvres rémoises…

Les photographies seront montrées lors de l’ouverture de l’espace culturel.

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CLGB Reims, N°18, mai-juin 2012.

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