Adepte des sciences inexactes, Isabelle Giovacchini développe un univers plastique et poétique singulier. Convoquant l’image photographique depuis ses marges, non comme un document, mais plutôt comme «un monde à explorer», elle en expérimente les limites, les points de ruptures, s’attachant à n’en conserver que «des manifestations ténues».
Laetitia Chazottes. Tu es diplômée de l’Ecole nationale de la photographie d’Arles. Pourtant ton travail s’apparente plus à une recherche d’artiste plasticienne, certains diront «artiste conceptuelle»… Comment définirais-tu ton travail?
Isabelle Giovacchini. C’est toujours difficile à dire en quelques mots. Les termes «effacement», «trace», «dématérialisation», reviennent régulièrement lorsqu’il est question de qualifier mon travail. Ces mots sont justes mais incomplets. Par ailleurs, on pense à tort que je suis une artiste conceptuelle. Mon travail est plutôt expérimental: je travaille la matière, notamment photographique, et la soustrais au point de presque la faire disparaître, de n’en conserver que des manifestations ténues. Cet empirisme me donne la possibilité de me tromper et de fixer ces erreurs avec la plus grande liberté.
Je dis souvent que j’aurais aimé inventer la photographie. Ma formation initiale de photographe m’a étrangement permis de me détacher de ce médium, et donc de l’aborder avec une grande liberté. L’image ne m’intéresse pas en tant que document; elle représente plutôt pour moi un monde à explorer, à aborder par les marges.
Tu présentes actuellement ton travail dans le cadre de l’exposition collective «Filiations» (Espace de l’art concret. Mouans-Sartoux). Peux-tu revenir brièvement sur ce projet? Quelles œuvres y exposes-tu?
Isabelle Giovacchini. La directrice de l’Espace de l’Art Concret, Fabienne Fulchéri, a souhaité une nouvelle lecture des œuvres de la collection. Elle a invité neuf jeunes artistes, dont moi, à choisir des pièces et à les mettre en regard de nos différentes pratiques, de façon à créer autant de généalogies artistiques. J’ai assez rapidement choisi de dialoguer avec un Tableau-feu de Bernard Aubertin, un monochrome bleu d’Yves Klein et Lampshade, un abat-jour créé par Man Ray.
Mais ces deux dernières pièces n’étant pas disponibles, j’ai tiré parti de leur absence en les sollicitant en filigrane de façon à générer de nouvelles œuvres. J’ai ainsi réalisé un photogramme du monochrome de Klein, sorte de trace fantomatique d’une présence hors-champ, et me suis servi d’une photographie de Lampshade comme matrice de Mehr Licht (Lamphsade), une suite de onze tirages sur papier photographique non révélé. J’expose également des pièces plus anciennes, comme Vanishing Points, des tirages coupés en deux d’avions en train de franchir le mur du son, ou Ostinato, un extrait de ma série de toiles percées à l’épingle About:blank.
Tu expérimentes et questionnes les différents dispositifs techniques de la représentation, en détournes ou manipules les usages, les méthodes, etc. Quels sont les enjeux d’une telle recherche? Quelle valeur accordes-tu à l’image?
Isabelle Giovacchini. Je suis une adepte des sciences inexactes. Je m’inspire souvent de techniques, souvent photographiques, que j’utilise de façon incomplète. Je travaille par approximations maîtrisées, en gardant à l’esprit qu’une technique puisse m’échapper. Cela me permet de travailler par retraits, de mettre en place une certaine économie du regard. Pour chaque nouvelle pièce, mon point de départ est souvent une question.
Par exemple: A quoi pourrait ressembler une photographie si je me passais de révélateur dans la chambre noire? Ou bien: Que se passe-t-il si je laisse une feuille de papier vierge exposée à la lumière du jour pendant plusieurs heures?
Combinées, ces deux questions ont donné naissance à la série des Mehr Licht (en français, «plus de lumière») exposée à Mouans-Sartoux. Je me suis en effet rendue compte que le papier photo surexposé devient peu à peu rosé. Si j’y appose des négatifs pendant un temps assez long, j’obtiens une image latente visible à l’œil nu et dépasse ainsi l’étape du révélateur photographique.
La technique m’intéresse quand je peux la remettre en jeu, et grâce à elle fixer des moments instables.
La notion «d’aberration» est centrale dans ta démarche artistique. Qu’entends-tu par là?
Isabelle Giovacchini. Ce que je viens de décrire est un bon exemple. L’aberration est cet accident qui surgit au détour d’un protocole pourtant maîtrisé, lorsqu’on le pousse au-delà de ses limites techniques. Généralement, on essaie de trouver des systèmes pour parer à ce genre d’erreurs. Je procède de façon totalement opposée puisque je cherche à provoquer des aberrations. J’expérimente: ça fonctionne en dysfonctionnant. Je laisse ainsi venir à moi des possibilités plastiques inengendrées.
Peut-on dire que l’œuvre naît de «l’aberration»?
Isabelle Giovacchini. Oui. L’aberration est une sorte d’étape préparatoire qui, une fois contrôlée, devient la forme même de l’œuvre à venir.
Quelle place accordes-tu à l’accident dans les dispositifs que tu mets en œuvre?
Isabelle Giovacchini. J’attends l’accident dans chacune de mes pièces. Lorsqu’il arrive, il me faut alors trouver un moyen de le rendre pérenne et reproductible, afin de le transformer en instrument de travail.
Tu cherches à «figurer des phénomènes pour lesquels la photographie n’est à priori pas compétente», à révéler — on pense à la série Vanishing Points ou à Quid sit lumen.
Isabelle Giovacchini. Vanishing Points (en français: «Points de fuite») a été réalisé à partir d’images d’avions franchissant le mur du son. Cet instant a la particularité de générer deux choses: une déflagration sonore assez brutale, appelée «sonic boom», et un nuage très dense tout autour de l’avion, produit par condensation quand l’air est assez humide. Le tout ne dure que quelques fractions de secondes. Après avoir imprimé ces images, j’ai coupé chaque tirage, puis décalé les deux parties obtenues l’une sur l’autre de façon à occulter l’avion. Une fois encadré, cela donne l’impression d’un ciel nuageux incisé. Faire disparaître l’avion, cause de ce phénomène atmosphérique, permet de figurer un déchirement sonore par des moyens purement optiques.
Quid sit lumen (en français, «D’où vient la lumière») prend également à rebours une manifestation sonore. Le theremin, un instrument de musique électronique assez ancien fonctionnant sur le principe des ondes radio, est constitué de deux antennes qui permettent de produire de la musique en approchant ou éloignant les mains. C’est donc un instrument de musique dont on joue sans jamais le toucher., La chorégraphie des mains de l’instrumentiste est très subtile tout en donnant l’impression de tâtonner. Cela me faisait penser au «maquillage» pratiqué en laboratoire photographique où l’opérateur agite ses mains entre l’agrandisseur et la surface du papier de façon à faire varier le temps d’exposition des différentes zones du tirage.
J’ai fait se rejoindre ces deux gestes a priori hétérogènes, l’un étant musical, l’autre pictural, en une sorte de partition silencieuse. J’ai donc photographié le théréministe Laurent Dailleau en train de jouer, puis j’ai réalisé des tirages en masquant avec mes mains le négatif éclairé durant la pose, de façon à presque intégralement effacer l’image, à l’exception des zones où se trouvaient les mains du musicien. La série obtenue me permet ainsi de figurer avec mon propre vocabulaire le caractère fugace et spectral d’un mouvement musical.
Un autre aspect de ton travail consiste à explorer le langage que tu appréhendes comme un matériau plastique à part entière. Pourquoi élargir ton champ d’investigation à celui-ci? Comment utilises-tu ce «médium»?
Isabelle Giovacchini. Pendant assez longtemps, j’ai suivi deux pistes: l’une dédiée à l’image, et l’autre au langage. En tentant alors de laisser dérailler celui-ci comme je le faisais alors avec la technique. Cependant, j’ai progressivement délaissé ce sillon, ou plutôt je l’ai subordonné à mon exploration de l’image. Désormais, le langage n’apparaît plus que pour titrer mes pièces. Les titres sont souvent des pistes permettant de briser le mutisme de mes œuvres, de les rendre paradoxalement moins sentencieuses, ou simplement d’y ajouter une tonalité. Quid sit lumen est par exemple le titre d’un livre où le philosophe de la renaissance italienne Marsile Ficin s’interroge sur l’origine de la lumière; Vanishing Point est le titre d’un film; Ostinato renvoie à un procédé de composition musicale; Mehr Licht seraient les derniers mots de Goethe peu avant sa mort…
Sur quoi travailles-tu en ce moment? Quels sont tes projets pour la suite?
Isabelle Giovacchini. Je m’intéresse en ce moment aux marines du photographe primitif Gustave Le Gray. À cette époque, il était difficile, à cause des différences de luminosité, de reproduire simultanément ciel et paysage sur la même plaque photographique. Le Gray contournait ce problème en réalisant deux négatifs distincts, l’un pour le paysage, l’autre pour le ciel, qu’il collait et assemblait ensuite pour obtenir un tirage parfaitement exposé. Dans ces images, la ligne d’horizon devient à la fois une zone d’indistinction et une cicatrice. C’est cette ligne que je tente d’explorer en ce moment.
D’autre part, le Musée d’Art Moderne et d’Art contemporain de Nice organise durant l’été 2013 une exposition autour de la figure de Matisse et m’a donné carte blanche. Je produis donc actuellement une pièce autour des vitraux qu’il a conçu lorsqu’il a construit la Chapelle du Rosaire de Vence.
///
///
Consulter : site de Isabelle Giovacchini